Dans La colonie pénitentiaire, Kafka met en scène, comme dans plusieurs autres ouvrages, la justice, la condamnation et l’exécution. La justice est expéditive, surtout dans cette colonie située dans une île où l’on parle français.
La scène est vue par un témoin prié par le commandant de la colonie d’assister à l’exécution d’un condamné. Un officier est chargé de montrer à cet explorateur en visite dans la colonie le mode d’exécution. Ce dernier, qui n’est pas un professionnel de la justice, éprouve un intérêt limité à cette scène. Cependant, l’officier déploie un grand zèle à expliquer le fonctionnement de la machine à exécuter, en présence du condamné, pauvre bougre à l’air stupide, et de son gardien, un soldat comme le condamné, qui porte la chaine entravant celui-ci. Il s’agit d’un appareil particulièrement sophistiqué, composé de trois parties : en bas un lit où s’allonge le condamné, en haut une dessinatrice et au milieu une herse.
Les commentateurs de Deleuze et Guattari ont fait de cette machine imaginée par Kafka le prototype des « machines célibataires » conçues par ces deux auteurs. Ils entendaient par là des machines destinées à fonctionner en vase clos, sans influence extérieure, de façon immuable, sans souci des conséquences qu’elles peuvent avoir sur leur environnement – ainsi, par exemple, des banques emportées dans la spéculation des marchés financiers et complètement déconnectées de l’économie réelle.
Dans la colonie, l’inventeur du système était l’ancien commandant, qui avait dessiné et construit la machine et avait institué le règlement de telle sorte que tout contrevenant était condamné à passer dans la machine où la herse gravait dans son dos le motif de la condamnation enregistré dans la dessinatrice pendant douze heures d’affilée, au terme desquelles le condamné parvenait enfin à comprendre le motif, juste avant d’expirer. Ainsi tout le système repose sur un règlement arbitraire promulgué par un commandant local, qui s’applique sans nuance à tout individu fautif, sans appréciation de la gravité de la faute et sans information préalable du condamné du motif de la condamnation, ni de sa nature.
L’officier était l’adjoint de l’ancien commandant et il n’éprouvait aucun doute sur la perfection du système inventé par son ancien chef, dont il assurait la perpétuation.
Toute la nouvelle, écrite dans une langue précise, destinée à décrire le mécanisme sans porter de jugement, est un froid constat des faits. Seules les réticences de l’explorateur créent une certaine tension avec l’officier qui comptait s’appuyer sur lui pour contrecarrer les réformes attendues du nouveau commandant.
Les motivations du commandant à faire assister l’explorateur à l’exécution étaient d’ailleurs inverses : il souhaitait recueillir son avis éclairé sur le mode d’exécution en vigueur pour pouvoir l’abolir. A cet égard, l’explorateur exprime un avis sans détour à l’officier : il est nettement hostile aux méthodes en vigueur dans la colonie.
Cet aveu conjugué à une défaillance technique de la machine entraine le dénouement imprévu de l’histoire, sans que le caractère abominable des méthodes utilisées dans cette colonie soit atténué, ni la conviction absolue de l’officier, - emporté jusqu’au bout par son obsession d’une justice mécanique -, ébranlée. L’explorateur, submergé par toute cette horreur, n’a pas le courage d’aller exprimer son indignation au nouveau commandant et s’enfuit piteusement, refusant même de secourir les victimes du système qu’il côtoie.
Ainsi, toujours avec une remarquable retenue, Kafka expose en visionnaire l’existence d’un système précurseur du totalitarisme et l’aveuglement et la veulerie de ceux qui seraient en situation de s’y opposer.
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