Tocqueville montre qu’au XIXème siècle, Américains et Européens avaient atteint un stade comparable dans la mise en jeu d’une méthode philosophique commune qui s’apparente au cartésianisme. Les uns, toutefois, faisaient abstraction des écoles et de la tradition philosophique et n’appliquaient la méthode qu’aux domaines de la vie courante, à l’exception de la religion, alors que les autres, affranchis des castes de l’aristocratie au moyen de révolutions, adoptaient une attitude plus radicale, sans exclusive dans la remise en cause de l’ordre établi.
Cependant, c’est en Europe que de grands systèmes philosophiques ont continué d’apparaître et que l’idéologie a dominé la vie politique, entraînant les conflits et les fractures qui ont déchiré le XXème siècle.
« Quand la religion est détruite chez un peuple, le doute s’empare des portions les plus hautes de l’intelligence et il paralyse à moitié toutes les autres. Chacun s’habitue à n’avoir que des notions confuses et changeantes sur les matières qui intéressent le plus ses semblables et lui-même ; on défend mal ses opinions ou on les abandonne, et, comme on désespère de pouvoir, à soi seul, résoudre les plus grands problèmes que la destinée humaine présente, on se réduit lâchement à n’y point songer.
Un tel état ne peut manquer d’énerver les âmes ; il détend les ressorts de la volonté et il prépare les citoyens à la servitude.
Non seulement il arrive alors que ceux-ci laissent prendre leur liberté, mais souvent ils la livrent. »
On n’est pas loin de Pascal : « misère de l’homme sans Dieu », mais dans une perspective toute différente. Alors que Pascal, pour vanter les mérites de la pratique religieuse, fait valoir l’avantage éthique que l’homme doit y trouver en tentant de démontrer, a contrario, les malheurs qu’entraîne son rejet, Tocqueville n’envisage que les bienfaits de la religion sur la vie des peuples démocratiques. Sa position ne témoigne pas d’une foi particulière, mais d’un souci d’efficacité dans la conduite de la vie de la cité en vue de la plus grande prospérité et du maintien de la liberté du peuple. Ces considérations sont parfaitement honorables, mais la démonstration que les peuples sans religion tendent à la servitude, pour séduisante qu’elle paraisse, n’est pas nécessairement vérifiée : les Russes, quand ils ont versé dans le léninisme et le stalinisme, les Allemands dans le nazisme, avaient-ils moins de religion que les Français qui, hormis la parenthèse de l’occupation, ont échappé à la dictature ?
Dans sa charge contre le panthéisme, Tocqueville montre qu’il n’est peut-être pas tant attaché à l’idée chrétienne de Dieu qu’à l’individualité humaine, comme créature privilégiée, à l’image de Dieu, et à l’idée de la vie éternelle.
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Tocqueville se montre très optimiste sur les effets de la société démocratique : il considère que le partage équitable des héritages suffit à briser les fortunes héréditaires et à créer l’égalité des chances. La longue expérience que nous en avons dans une société démocratique de type libéral démontre abondamment le contraire, et l’exemple passé des régimes socialistes lui-même a suffi à prouver que, malgré le nivellement des revenus et des patrimoines, une classe de privilégiés se crée dans ces sociétés, au sein de la « Nomenklatura ».
« On ne saurait rien concevoir de si petit, de si terne, de si rempli de misérables intérêts, de si antipoétique, en un mot, que la vie d’un homme aux Etats-Unis ; mais, parmi les pensées qui le dirigent, il s’en rencontre toujours une qui est pleine de poésie, et celle-là est comme le nerf caché qui donne la vigueur à tout le reste. »
Certes, à l’époque, il y avait la découverte de tout un espace interocéanique à défricher, la poussée vers l’ouest, qui pouvait être ressentie comme une aventure exaltante, même si elle s’est opérée aux dépens des Indiens, mais aujourd’hui que les sociétés occidentales ont toutes accédé à la démocratie, que les espaces vierges ont pratiquement disparu et que la priorité consisterait plutôt à les sauvegarder, il est bien difficile de discerner une ouverture poétique dans la marche des peuples. En revanche, subsistent les misérables intérêts de chaque homme, et beaucoup en tombent malades. C’est cette maladie qui devient la source principale de poésie, déjà chez les contemporains de Tocqueville, de Baudelaire à Apollinaire, même si le mouvement surréaliste a su renouveler ce thème.
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Tocqueville a bien vu la différence de comportement des aristocraties déchues et des peuples démocratiques : chez les uns l’amour des jouissances matérielles pousse à la débauche, alors que chez les autres il induit un individualisme forcené et tend à la mollesse générale. De toute évidence nous en sommes là, et les diversions qui apparaissent sont l’effet des inégalités dues au mauvais fonctionnement général du système. Les différences criantes entre pays du nord et du sud, et, dans notre société, la formation de ghettos – de riches comme de pauvres – créent des tensions qui deviennent insoutenables et se résolvent en accès de violence.
Il est évident qu’on ne parviendra jamais à une société parfaitement harmonieuse, mais depuis de nombreuses années, la formule de pacification progressive de la société qui prévalait dans les années 1950 et 1960 a été perdue. Il n’existe plus aujourd’hui de menace aussi radicale que la coupure du monde en deux blocs idéologiques antagonistes, et les besoins de la reconstruction qui absorbaient les excédents de main d’œuvre ont disparu. Pour remplacer cette formule, aucun régime n’a su inventer une alchimie viable durablement.
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Tocqueville a souligné les tensions que le système capitaliste pouvait créer, scindant la société en classes (chap. XX Comment l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie ?). Il n’a cependant pas analysé le système en profondeur et il ne paraît pas avoir soupçonné le mécanisme de la lutte des classes. Par là-même, il n’a donc pas rendu compte du phénomène central qui s’est développé dans toutes les démocraties, mettant en cause la nature même du régime politique qu’elles prétendaient instaurer. C’est généralement la principale faiblesse des analyses politiques libérales de sous-estimer l’influence du capitalisme sur le régime politique qu’il accompagne : il est certain que le plus souvent le capitalisme naît et se répand dans un régime de type démocratique, mais il vient le pervertir de l’intérieur, contrairement à la dictature qui détruit brutalement la démocratie.