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7 mars 2011 1 07 /03 /mars /2011 15:31

Un décor sauvage : la mer, une plage de galets, une vieille maison. Les quatre personnages sortent de l’eau. Le père et Martin vont placer les filets. Le père revient d’un voyage en Suisse ; c’est un écrivain célèbre. Martin est médecin. Karin est malade mentale. Mino a dix-sept ans ; il étudie. Dîner à l’extérieur ; le père a rapporté des cadeaux décevants. A la fin du repas, les trois autres jouent une pièce écrite par Mino, devant le père. Sous-titre : le Tombeau des illusions. La reine de Castille est morte à treize ans ; elle propose au chevalier de la suivre dans l’éternité. Celui-ci a peur ; il préfère adapter son aventure pour en faire une œuvre d’art.

La nuit : le père met la dernière main à son roman. Très tôt Karin est réveillée par le chant d’un oiseau, elle rejoint son père. Celui-ci sort relever les filets avec Mino. Karin lit le journal de son père : elle apprend que sa maladie est incurable et qu’elle constitue une source d’inspiration pour son père. Le père et Martin partent en mer. Karin dévoile ses obsessions à Mino : elle passe au travers des murs, entre dans une grande pièce où de nombreuses personnes parlent en attendant un dieu. Plus tard la pluie commence à tomber et Karin se réfugie dans un vieux bateau échoué. Mino la retrouve ; elle lui demande de l’aider. Il passe la nuit avec elle à l’intérieur du bateau. Au matin, le père et Martin les trouvent. Une ambulance doit venir chercher Karin et Martin. Karin se retrouve dans la pièce du haut : de nouveau elle entend les voix qui lui enjoignent d’obéir. Soudain la porte s’ouvre, Karin est effrayée, puis elle a une crise. Martin lui fait une piqûre. Elle a vu Dieu sortir par la porte ouverte sous la forme d’une araignée qui avait tenté en vain de pénétrer en elle. L’ambulance l’emmène. Le père révèle à Mino que, pour lui, l’amour est une preuve de l’existence de Dieu, et peut-être Dieu lui-même. Enfin le père a parlé à Mino !

L’interrogation sur la connaissance, sur Dieu, sur la religion hante les personnages. Traverser le miroir : briser le mur de l’incommunicabilité, parvenir à une meilleure connaissance. Et pourtant, les illusions demeurent, l’incertitude également. L’amour est un prétexte et nul n’abuse que soi-même.

« Lorsque la présence de la religion dans mon existence s’est totalement dissipée, la vie est du même coup devenue terriblement plus facile à vivre… Lorsque la superstructure religieuse qui pesait sur moi s’est écroulée et s’est dissipée, les blocages qui entravaient mon écriture se sont également évanouis. Dieu n’a jamais parlé, puisqu’il n’existe pas. »  

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4 mars 2011 5 04 /03 /mars /2011 13:25

Est-il vraisemblable que le narrateur ait pu être jaloux des relations féminines qu’avait Albertine ? Il semble que sa jalousie ait été entretenue par le fait qu’il n’a jamais découvert de preuves matérielles de l’homosexualité d’Albertine. Parallèle entre les couples Marcel-Albertine et Charlus-Morel : Charlus, qui est un inverti attesté, encourage les liaisons de son amant Morel avec des jeunes filles, alors que Marcel torture Albertine et se torture lui-même pour découvrir la nature véritable des relations d’Albertine avec Andrée, Mademoiselle Vinteuil et son amie, et toutes les jeunes filles qu’elle a pu connaître. Qu’Albertine lui ait menti à plusieurs reprises n’a rien d’étonnant : se sentir espionné incite à mentir, même si l’on n’a rien à se reprocher. En soi, il est même scandaleux de sentir quelqu’un scruter votre vie privée pour tenter d’éclaircir tous les mystères qu’elle contient. Cela expliquerait l’ennui ressenti par Marcel en présence d’Albertine : toutes ses observations dévoilaient une partie de la personnalité d’Albertine. Celle-ci devenait trop transparente, alors que les raisons premières de l’enquête perdaient graduellement de leur poids. La présence constante d’Albertine aux côtés de Marcel était rassurante en soi, mais la certitude de son attachement retirait tout désir de séduction : la vie en commun commençait son œuvre.

Il fallut le départ d’Albertine - presque une fuite – pour réveiller l’amour défaillant de Marcel et rendre leur acuité à toutes ses incertitudes. La conclusion possible, mise en évidence par Proust aussi bien dans l’exemple de la relation de Marcel avec Albertine que dans l’amour de Swann pour Odette, c’est que la jalousie serait le seul sentiment capable de lier profondément deux êtres.   

 

 

 

A lire également : Proust et Balzac

 

 

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1 mars 2011 2 01 /03 /mars /2011 14:36

Lamiel raconte l’éducation sentimentale d’une jeune fille que rien ne prédestinait à devenir un être plein de vie et de curiosité. Elle peut nous paraître très contemporaine cette jeune fille qui balance entre les deux pôles de l’ennui et de l’excitation : ennui de la vie rangée et de l’éducation étroite que les préjugés du XIXème siècle imposent aux filles dès leur naissance ; excitation de la recherche de l’amour et ennui de l’amour purement physique que lui font subir ses différents amants, trop falots ou trop vulgaires pour la divertir réellement.

Ce qu’elle recherche désespérément sans en avoir bien conscience, c’est la spontanéité, le naturel et la sincérité dans les rapports humains. Le docteur Sansfin lui fait découvrir la bêtise de ses parents nourriciers Hautemare et la méchanceté perfide de la duchesse de Miossens, bien cachée sous un vernis d’éducation aristocratique, mais il ne remplace cela que par une hypocrisie et une cruauté insoutenables. Lamiel est assez intelligente pour comprendre les raisons de son cynisme, mais trop pure pour le partager. Chez elle, la libération progressive de son individualité n’est pas une provocation mais une recherche d’authenticité. C’est pourquoi au sarcastique docteur elle préfère le jeune abbé Clément, plein de douceur, de tact et de naïveté. Cette liaison est bénéfique, puisqu’elle lui fait soupçonner la nature des sentiments qui sous-tendent  l’amour. Seulement, Lamiel est trop lucide pour projeter ses fantasmes sur le jeune duc de Miossens et établir des liens solides avec lui : ce jeune homme manque de caractère, qualité que Lamiel possède au plus haut degré, ce qui rendrait possible la formation d’un couple dont les partenaires auraient une personnalité très complémentaire l’une par rapport à l’autre, si par hasard Lamiel avait envie de diriger un amant agréable et flatteur.

En fait, Lamiel se sert de chacune de ces personnes pour former son caractère : elle emprunte au docteur son esprit d’analyse et son sens du relatif, à l’abbé Clément sa sincérité et sa gentillesse, au duc de Miossens ses manières élégantes, et à tous un peu d’instruction et de culture, car ce qui intéresse cette jeune fille en premier lieu, plus que les tourments du cœur et les petits plaisirs de la vanité, c’est le monde dans son ensemble : la nature et les hommes, qui par des actes nobles et audacieux, par leurs conflits, peuvent l’émerveiller sans la séduire pour autant.

Malgré certaines apparences trompeuses, il s’agit bien d’une intellectuelle : rien ne la divertit plus que la lecture, l’étude des disciplines les plus variées et les représentations théâtrales. En cela, elle s’apparente à Julien Sorel, et à Fabrice del Dongo dans sa jeunesse, par son manque de désirs et de plaisirs sensuels. Ce tempérament très doué avance dans la vie en se méfiant de plus en plus des illusions et en cherchant à contourner les apparences ; c’est ce qui lui permet de juger par comparaison et d’acquérir son sens du relatif, qui la met à l’abri du ridicule de tous ses compagnons. Elle est alors à même de saisir leurs prérogatives, que l’observation lui a permis de comprendre peut-être mieux qu’eux-mêmes. Elle se sert d’eux pour devenir leur égale dans les faits, alors qu’elle est bien supérieure par l’esprit, la grâce et la sincérité. A une époque aussi étouffante c’est là un crime, et l’on peut craindre que son destin sera comparable à celui de Julien Sorel, qui lui aussi a voulu se servir des hommes et a finalement été démasqué, à cause des femmes. Lamiel, toutefois, a un avantage : elle ne partage pas son ambition.

 

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23 février 2011 3 23 /02 /février /2011 08:46

Nous avons effectué notre premier long voyage en train depuis des années : de Paris à Milan en TGV, nous retrouvâmes le rythme de nos anciens déplacements en somnolant beaucoup. Il nous fallut une bonne nuit pour récupérer et repartir de bon matin vers Trieste, via Venise-Mestre, où nous eûmes une correspondance.

A Trieste on se sent déjà en Europe Centrale, par le style des maisons, certaines spécialités culinaires, la multiplicité des cultes pratiqués, de nombreuses inscriptions en slovène et la proximité de la frontière, que nous devions franchir. La ville est entièrement maritime avec sa totale ouverture sur l’Adriatique, ses quais, sa baie, les navires qui mouillent dans son port, les restaurants de poissons sur les quais, et, en même temps, elle part à l’assaut de la montagne avec ses hauts quartiers résolument construits sur les pentes les plus raides et son château médiéval au sommet d’une colline. Très harmonieuse par son plan et son urbanisme, elle marque nettement une transition, un point de passage et une limite. L’atmosphère y est calme en cette fin d’hiver, et le temps brumeux.

Notre excursion à Rijeka, en Croatie, l’ancienne Fiume revendiquée par D’Annunzio - les deux noms, respectivement en serbo-croate et en italien, signifient rivière-, nous a bien fait sentir la particularité de toute cette région et les contrastes qu’elle recèle. Dès la sortie de Trieste en bus, le paysage méditerranéen cède la place à un terrain montagneux, rude, de rochers, de forêts et d’herbe rase. La frontière slovène surgit après quelques lacets de la route, et, dès son passage, les voyageurs qui discutaient en italien se mettent à parler le serbo-croate. Les noms des villages traversés ressemblent étrangement aux noms tchèques. Dans la montagne, nous fûmes pris dans un brouillard épais au milieu duquel nous arrivâmes à la frontière entre la Slovénie et la Croatie, marquée par un important poste de contrôle de chaque côté.

Le car dévia sa route vers Opatija, station balnéaire sur la côte, dans un site superbe, puis gagna Rijeka, un peu plus loin. Au premier abord on reconnaît la marque du régime communiste à l’urbanisme quelque peu anarchique de grands immeubles en béton et d’usines, disposés sans aucun souci de l’environnement. En avançant, nous fûmes surpris de découvrir une ville aussi importante, dont le centre, avec ses monuments, ses lourds immeubles austro-hongrois, ses ruelles escarpées, a toute la tonalité de l’Europe Centrale et une parenté évidente avec Trieste, par le site, la proximité (environ 75 kilomètres séparent les deux villes), et encore sans doute, dans une certaine mesure, la population.      

Au restaurant, D. s’efforça sans trop de difficulté  de se faire comprendre par les serveurs. L’après-midi nous montâmes par une longue rampe en escalier sur une colline au sommet de laquelle trône une église. De là nous pûmes jouir d’une vue panoramique sur la ville et son vaste port, que jouxtent des chantiers navals, comme à Trieste.

De retour à Trieste, nous avons pu constater la persistance d’une population d’origine slave dans les environs de la ville, à Opicina, - Občina en slovène-, petite localité construite sur les hauteurs du Karst, à laquelle on accède depuis le centre de Trieste par un tramway qui se lance vaillamment à l’assaut d’une pente escarpée. A proximité nous sommes allés découvrir une grotte creusée dans les profondeurs de la roche karstique, avant de déjeuner dans un petit restaurant perdu sur le plateau, nommé U Milič, comme son propriétaire, puis de faire un tour sur les contreforts des Alpes Illyriennes.

Trieste est riche de ses dynasties d’armateurs et négociants, dont certains ont laissé des demeures somptueuses, et du siège des Assicurazione Generali. Elle conserve aussi le souvenir du passage de visiteurs illustres comme Joyce, qui y vécut un bon nombre d’années, au cours desquelles il incita son ami Italo Svevo à prendre la plume. Sur la côte, à proximité, plusieurs petits ports préservent le charme intime de leurs vieilles maisons et de leurs petites églises.

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20 février 2011 7 20 /02 /février /2011 13:32

Beaucoup d’ennui à lire A Rebours de Huysmans. J’ai spontanément peu de sympathie pour un décadent comme des Esseintes, l’antihéros du roman, faible, névrosé, maladif, revenu de tout sans avoir jamais rien fait dans sa vie, se complaisant dans le choix d’objets étranges, inusités, trop raffinés. Mais pourquoi ne pas consacrer un roman à ce caractère, en vogue à l'époque ? Cependant, les trop longues descriptions de plantes rares, de parfums subtils ne m’intéressent pas. Seuls de rares thèmes sont susceptibles d’éveiller ma sensibilité, au premier rang desquels se situe l’évocation de Salomé au travers de la description inspirée des deux tableaux de Gustave Moreau consacrés à cette figure biblique, avec une référence implicite à l’Hérodias de Flaubert, soulignée par un rappel de Salammbô. La prédilection affichée pour les littératures à bout de souffle, bas latin d’église, médiocres auteurs au style contourné de la fin du XIXème siècle, d’obédience catholique en priorité, indispose. Bien que le style soit parfaitement maîtrisé et témoigne d’un réel talent, tout est excessif dans l’expression : les termes et les tournures trop recherchés, les longues périodes à la syntaxe tendue, se déroulant en multiples subordonnées aux liens laborieux,  témoignent de cette décadence générale que Huysmans décrit et dans laquelle il baigne si complaisamment.

Les meilleurs passages eux-mêmes, comme le voyage fantasmé à Londres, montrent le refus de la vie chez le héros. Dépourvu de sensualité, pratiquement impuissant, il a connu toutes les débauches, en voyeur essentiellement. Malade de l’estomac, il s’est risqué à toutes les ivresses, sans plaisir. Ses seules actions sont destinées à pervertir la vie de ses proches (détruire le mariage de son ami, pousser un enfant pauvre au crime…). Lui, épuisé, se retranche dans une solitude douillette, entouré d’objets inutiles et sophistiqués, d’éditions de livres limitées, imprimées pour lui seul en caractères anciens sur des papiers rares. Et sa vie n’est qu’une longue agonie, comme d’un malade mental qui se serait volontairement retranché du monde, plein de mépris et de suffisance.

Il semble que Huysmans, de son époque, ne voit que les faiblesses et la pourriture, sans deviner les extraordinaires capacités de renouvellement de cette société française de la fin du XIXème siècle. Lui qui avait été ami de Zola a laissé de côté toute la puissance pour se complaire dans le morbide. Il ne sait pas rendre l’évocation de son personnage attrayante. Ne parlons pas de recherche de l’absolu ou de l’infini, pour un être dont les principales occupations consistent à accumuler des biens matériels, avant de rechercher des idées ou des visions.

Huysmans, dans sa préface écrite en 1903, considère A Rebours comme le premier signe de la grâce qui le toucha quelques années après l’avoir publié. Il est vrai que le roman contient de longs passages consacrés à la religion catholique, particulièrement indigestes d’ailleurs, mais il reste toujours plaisant de constater à quel point un tel miraculé de la grâce est prêt à voir rétrospectivement, dans tout événement ou toute production, un morceau d’hagiographie en devenir. Ce qu’en revanche il n’explique pas, c’est pourquoi son roman est devenu un fastidieux catalogue de bizarreries, avec ses chapitres consacrés aux pierres précieuses, aux œuvres latines, aux fleurs, aux parfums, aux épices, à la musique religieuse, etc., sans transition et sans utilité dans le cadre charpenté d’un roman.  

Il y a des exemples de romans à un seul personnage, qui passent en revue différents types de pensées, de disciplines ou de registres, où ceux-ci s’intègrent dans une trame cohérente, leur donnant l’air de se succéder logiquement. Là, rien de tel ; un chapitre commence par : « Il avait toujours raffolé des fleurs… », et une longue description de fleurs suit. Chaque thème est introduit sans plus de manières. Au fond, il y avait matière à deux livres : une nouvelle pour décrire l’évolution d’un décadent, et un traité d’objets rares et raffinés en usage chez ses semblables dans les années 1880. La nouvelle eût suffi à mon plaisir de lecteur.

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17 février 2011 4 17 /02 /février /2011 14:07

Au-delà du cas pathologique, le thème du double lui-même pourrait constituer une bonne illustration de la « double postulation, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan » de Baudelaire. Le souverain bien du héros semble être la droiture, la pureté, la franchise dans toute son exigence, alors que dans la vie quotidienne, il n’applique lui-même – très mal d’ailleurs, mais peu importe – que la rouerie, la ruse, et ses mobiles sont tout le contraire de la pureté. Le caractère religieux n’est pas évident, mais il transparaît dans tous les jugements moraux qui obsèdent notre homme. Quant à l’animalité, elle ressort aisément de la jouissance masochiste et homosexuelle qu’il tire de ses rapports avec son double, bien qu’elle ne s’exprime pas par la volupté mais dans une sublimation narcissique.

Le côté fantastique du livre provient de ce que le délire de Goliadkine, construction très originale et détaillée d’une persécution – qui, lorsqu’elle doit être révélée à des tiers, n’aboutit qu’à l’incohérence du discours – se réalise totalement. Aussi le discours devient-il inutile.  

 

 

Autres articles sur Dostoïevski :   L'irruption de Dostoïevski

                                                                       Sur les pas de Dostoïevski

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15 février 2011 2 15 /02 /février /2011 15:39

Tocqueville montre qu’au XIXème siècle, Américains et Européens avaient atteint un stade comparable dans la mise en jeu d’une méthode philosophique commune qui s’apparente au cartésianisme. Les uns, toutefois, faisaient abstraction des écoles et de la tradition philosophique et n’appliquaient la méthode qu’aux  domaines de la vie courante, à l’exception de la religion, alors que les autres, affranchis des castes de l’aristocratie au moyen de révolutions, adoptaient une attitude plus radicale, sans exclusive dans la remise en cause de l’ordre établi.

Cependant, c’est en Europe que de grands systèmes philosophiques ont continué d’apparaître et que l’idéologie a dominé la vie politique, entraînant les conflits et les fractures qui ont déchiré le XXème siècle.

 

« Quand la religion est détruite chez un peuple, le doute s’empare des portions les plus hautes de l’intelligence et il paralyse à moitié toutes les autres. Chacun s’habitue à n’avoir que des notions confuses et changeantes sur les matières qui intéressent le plus ses semblables et lui-même ; on défend mal ses opinions ou on les abandonne, et, comme on désespère de pouvoir, à soi seul, résoudre les plus grands problèmes que la destinée humaine présente, on se réduit lâchement à n’y point songer.

Un tel état ne peut manquer d’énerver les âmes ; il détend les ressorts de la volonté et il prépare les citoyens à la servitude.

Non seulement il arrive alors que ceux-ci laissent prendre leur liberté, mais souvent ils la livrent. »

On n’est pas loin de Pascal : « misère de l’homme sans Dieu », mais dans une perspective toute différente. Alors que Pascal, pour vanter les mérites de la pratique religieuse, fait valoir l’avantage éthique que l’homme doit y trouver en tentant de démontrer, a contrario, les malheurs qu’entraîne son rejet, Tocqueville n’envisage que les bienfaits de la religion sur la vie des peuples démocratiques. Sa position ne témoigne pas d’une foi particulière, mais d’un souci d’efficacité dans la conduite de la vie de la cité en vue de la plus grande prospérité et du maintien de la liberté du peuple. Ces considérations sont parfaitement honorables, mais la démonstration que les peuples sans religion tendent à la servitude, pour séduisante qu’elle paraisse, n’est pas nécessairement vérifiée : les Russes, quand ils ont versé dans le léninisme et le stalinisme, les Allemands dans le nazisme, avaient-ils moins de religion que les Français qui, hormis la parenthèse de l’occupation, ont échappé à la dictature ?

Dans sa charge contre le panthéisme, Tocqueville montre qu’il n’est peut-être pas tant attaché à l’idée chrétienne de Dieu qu’à l’individualité humaine, comme créature privilégiée, à l’image de Dieu, et à l’idée de la vie éternelle.  

 

****

 

Tocqueville se montre très optimiste sur les effets de la société démocratique : il considère que le partage équitable des héritages suffit à briser les fortunes héréditaires et à créer l’égalité des chances. La longue expérience que nous en avons dans une société démocratique de type libéral démontre abondamment le contraire, et l’exemple passé des régimes socialistes lui-même a suffi à prouver que, malgré le nivellement des revenus et des patrimoines, une classe de privilégiés se crée dans ces sociétés, au sein de la « Nomenklatura ».

 

« On ne saurait rien concevoir de si petit, de si terne, de si rempli de misérables intérêts, de si antipoétique, en un mot, que la vie d’un homme aux Etats-Unis ; mais, parmi les pensées qui le dirigent, il s’en rencontre toujours une qui est pleine de poésie, et celle-là est comme le nerf caché qui donne la vigueur à tout le reste. »

 

Certes, à l’époque, il y avait la découverte de tout un espace interocéanique à défricher, la poussée vers l’ouest, qui pouvait être ressentie comme une aventure exaltante, même si elle s’est opérée aux dépens des Indiens, mais aujourd’hui que les sociétés occidentales ont toutes accédé à la démocratie, que les espaces vierges ont pratiquement disparu et que la priorité consisterait plutôt à les sauvegarder, il est bien difficile de discerner une ouverture poétique dans la marche des peuples. En revanche, subsistent les misérables intérêts de chaque homme, et beaucoup en tombent malades. C’est cette maladie qui devient la source principale de poésie, déjà chez les contemporains de Tocqueville, de Baudelaire à Apollinaire, même si le mouvement surréaliste a su renouveler ce thème.

 

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Tocqueville a bien vu la différence de comportement des aristocraties déchues et des peuples démocratiques : chez les uns l’amour des jouissances matérielles pousse à la débauche, alors que chez les autres il induit un individualisme forcené et tend à la mollesse générale. De toute évidence nous en sommes là, et les diversions qui apparaissent sont l’effet des inégalités dues au mauvais fonctionnement général du système. Les différences criantes entre pays du nord et du sud, et, dans notre société, la formation de ghettos – de riches comme de pauvres – créent des tensions qui deviennent insoutenables et se résolvent en accès de violence.

Il est évident qu’on ne parviendra jamais à une société parfaitement harmonieuse, mais depuis de nombreuses années, la formule de pacification progressive de la société qui prévalait dans les années 1950 et 1960 a été perdue. Il n’existe plus aujourd’hui de menace aussi radicale que la coupure du monde en deux blocs idéologiques antagonistes, et les besoins de la reconstruction qui absorbaient les excédents de main d’œuvre ont disparu. Pour remplacer cette formule, aucun régime n’a su inventer une alchimie viable durablement.

 

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Tocqueville a souligné les tensions que le système capitaliste pouvait créer, scindant la société en classes (chap. XX Comment l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie ?). Il n’a cependant pas analysé le système en profondeur et il ne paraît pas avoir soupçonné le mécanisme de la lutte des classes. Par là-même, il n’a donc pas rendu compte du phénomène central qui s’est développé dans toutes les démocraties, mettant en cause la nature même du régime politique qu’elles prétendaient instaurer. C’est généralement la principale faiblesse des analyses politiques libérales de sous-estimer l’influence du capitalisme sur le régime politique qu’il accompagne : il est certain que le plus souvent le capitalisme naît et se répand dans un régime de type démocratique, mais il vient le pervertir de l’intérieur, contrairement à la dictature qui détruit brutalement la démocratie.

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13 février 2011 7 13 /02 /février /2011 15:16

Nos vacances à Combelouvière en Savoie vont bientôt s’achever, comme une variation de notre séjour de l’an dernier à la Rosière : décalage dans le temps – tout juste un an -, dans l’espace – quelques dizaines de kilomètres nous séparent de la Rosière, et environ 600 mètres en altitude -, dans le nombre - seuls l’an passé, nous avons été accompagnés par I. et L. cette année pendant la première semaine. Tous ces écarts ont contribué à susciter d’importantes différences dans la perception de la tonalité de ces deux séjours, quelles que soient leurs similitudes dans le décor et les activités. Tant de choses concourent aux impressions que nous retirons du temps qui s’écoule, des lieux visités, de nos activités et de nos rencontres, et surtout des éléments qui proviennent de notre vécu et de nos sentiments, que la comparaison entre deux périodes n’a aucun sens. Mais il me plaît de me remémorer mes vacances passées, de tenter de retrouver leurs couleurs propres, de projeter ces images sur le présent et, par là-même, de peser sur celui-ci.

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10 février 2011 4 10 /02 /février /2011 14:57

La Renaissance, en France notamment, est cette période de rupture qui succède à une ère de conflits interminables, avec l’Angleterre d’abord et le Duché de Bourgogne ensuite. A cet égard déjà, la paix retrouvée – du moins sur le territoire français – permettait au peuple de renaître, de retrouver une sécurité, des perspectives, une expansion. Certes, l’une des premières préoccupations des souverains fut de porter la guerre sur le sol italien, mais pendant ce temps, le territoire « national » était préservé et la noblesse jouissait de ces campagnes militaires, dont elle était friande.

L’Italie livra des modèles artistiques, de multiples formes d’organisation politique, une pensée élaborée sur ces questions, et les échanges donnèrent lieu à une saine émulation. Le développement de l’imprimerie, le retour aux auteurs anciens, la remise en question des dogmes religieux et l’exploration du monde constituent les principaux vecteurs d’un renouveau qui, certes, aboutit au conflit avec les Habsbourg et, au mitan du siècle, aux guerres de religion - épargnées pour l’essentiel aux territoires de l’Empire -, mais conserve l’attrait des périodes de bouleversement propres à susciter une fascination durable. La France de la Renaissance montre bien tout ce foisonnement, sans oublier de rendre justice au Moyen Âge, qui était loin d’être l’ère de barbarie que certains lettrés de la Renaissance ont bien voulu décrire.

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8 février 2011 2 08 /02 /février /2011 14:56

Le roman de Carlos Ruiz Zafón s’apparente au roman « gothique » du XIXème siècle par certains de ses thèmes : maison abandonnée figurant un labyrinthe, dans laquelle une crypte contient des caveaux, noirceur des décors et des thèmes abordés, meurtres rituels, inceste, amours maudites… Mais il ne se limite pas à cela. Il est situé dans un cadre défini : la ville de Barcelone, avec une incursion à Paris et une traversée de l’Atlantique. Son contexte historique est également rigoureux : l’action se déroule entre 1945 et 1955, et elle se rattache à toute la période qui a marqué l’Espagne depuis le début du XXème siècle, avec un éclairage particulier sur la Guerre d’Espagne. Le roman se présente d’abord comme une quête : la recherche des romans disparus mystérieusement d’un auteur contemporain, qui les a écrits et publiés dans les années 1920 et 1930. Celle-ci aboutit à une véritable enquête policière menée par des amateurs. L’histoire du « détective » s’apparente à celle de l’objet de son enquête par des correspondances dans les caractères des personnages et dans la similitude des situations. Le récit se développe ainsi comme un jeu de miroirs systématique : celui que lit le lecteur porte le même titre que le dernier roman de l’écrivain recherché, et il raconte l’histoire de cet écrivain en même temps que la recherche à laquelle elle donne lieu. Les amis du narrateur renvoient à ceux de l’écrivain, son amour également, et, lorsqu’à la fin ils se rejoignent, c’est pour accomplir ensemble l’acte libérateur, comme dans les mythes.

A un autre niveau, il s’agit d’un plaidoyer en faveur des livres et de la littérature, en opposition aux forces obscurantistes de la dictature, de la censure et de la répression, même si le dénouement opère un retournement dans la perspective de la destruction des livres. Les aspects nocturnes et hivernaux de Barcelone sont admirablement décrits, révélant une atmosphère inattendue et inquiétante. Le talent de l’auteur a consisté à maintenir en haleine son lecteur, comme pour un roman policier, alors que son propos est beaucoup plus large : on y décèle par exemple une critique d’une certaine modernité qui voudrait que de nouveaux moyens de communication supplantent le livre. Dans ce sens, la responsabilité des lecteurs, actuels ou potentiels, est mise en exergue dans la persistance d’une littérature vivante : il ne suffit pas qu’il y ait des écrivains, si leurs livres ne trouvent pas un public.

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